Faut-il affronter le terrorisme une main liée dans le dos ?

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Est-il encore possible de légiférer sereinement pour adapter le dispositif judicaire français de lutte antiterroriste ? A lire la brûlante diatribe publiée sur le site de Mediapart le 24 août dernier par Philippe Aigrain sous l’alarmiste titre de « projet de loi terrorisme : une démarche dangereuse dans de nombreux articles », il est hélas permis d’en douter.

Le réquisitoire dressé est en effet sans nuances : « loi de circonstance ouvrant la porte à de graves dérives systémiques » , « véritable tournant dans l’institution de sociétés de la suspicion » , « mesures contestables dans leur efficacité et inacceptables dans leurs conséquences » , « atteinte disproportionnée à la liberté d’expression » , « incrimination vagues et abusivement extensive » , « atteintes majeures aux droits fondamentaux » … Certes, dès qu’il s’agit des libertés publiques, il n’est pas rare que les jugements revêtent un caractère manichéen, mais en l’espèce, l’accumulation de tant de formules polémiques, d’explications dogmatiques et d’analyses simplificatrices, parfois même simplistes, voire mensongères, est réellement impressionnante.

 Pourtant, derrière ces mercuriales sans fioriture une question demeure : notre pays dispose-t-il des réponses législatives pertinentes pour faire face à une menace aussi diffuse qu’imprécise ?  Car si le terrorisme n’est pas en soi un phénomène nouveau, en revanche ses méthodes ont notablement évolué et son emprise s’est renforcée.

Nous ne sommes plus confrontés à un adversaire unique mais à une stratégie politique dont « le principe repo se sur l’utilisation systématique d’actes de violence pour répandre l’insécurité« , pour reprendre la définition du terrorisme que donne le Dictionnaire de la sociologie (1977, p. 226, R. Bourdon). Et face à des actions violentes inédites dans leur dimension suicidaire et meurtrière – qui ne ciblent pas seulement des individus, mais toute la société – il est de la responsabilité des gouvernements de prendre toutes les mesures adaptées dans le cadre de l’Etat de droit et de la démocratie. Car, en répandant sang et terreur, le terrorisme vise le délitement du lien social et l’affaissement de notre organisation sociale.

 N’en déplaise à notre contradicteur, la France a heureusement su éviter les législations d’exception susceptibles de menacer les garanties fondamentales apportées par le système judiciaire. Et elle entend bien continuer à se conformer à cette ligne de conduite qui maintient le juge au cœur de la lutte antiterroriste, tout en préservant l’équilibre entre l’efficacité de l’action en ce domaine et les libertés publiques.

 D’ailleurs les critiques formulées par Philippe Aigrain à l’encontre des différents articles du récent projet de loi révèlent une très grande méconnaissance du dispositif judiciaire, qui repose sur un droit spécialisé et sur des magistrats s’appuyant sur des services d’enquêtes dédiés. D’une manière générale, le recours au droit est utilisé par l’auteur comme argument d’autorité alors même qu’il multiplie les erreurs et les confusions.

 Ainsi dans l’article 1 du projet de loi, l’instauration d’une « interdiction de sortie du territoire » est une mesure de police administrative. Or Philippe Aigrain la conteste au nom de la « liberté de circulation des citoyens » . C’est ignorer que cette liberté essentielle a été rattachée depuis des lustres par le Conseil Constitutionnel aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et non à l’article 66 de la Constitution. Dès lors, contrairement à ce qu’il sous-entend, une restriction de ce droit est parfaitement envisageable sous le contrôle du juge administratif, ce que prévoit évidemment le texte gouvernemental.

 De même, Philippe Aigrain critique l’article 4 qui exclut de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse les délits de provocation et d’apologie des actes de terrorisme pour les insérer dans le code pénal. Il reproche à la nouvelle incrimination d’être « vague et abusivement extensive » . Mais il oublie de s’attarder, sans doute par distraction,  sur le fait que le juge judiciaire appréciera toujours le bien-fondé des poursuites, leur qualification et la probité comme la pertinence des preuves présentées par les services de police. Le texte ne prodigue donc pas à ces derniers un moyen de renouer avec une quelconque forme de censure. A moins, bien sûr, de considérer que l’apologie du terrorisme ou la provocation à la commission d’actes de terrorisme relèvent de la sphère de l’opinion.

Il serait encore aisé de discuter les références de la jurisprudence constitutionnelle avancées pour contester les articles 10 et 11 du texte qui, tenant compte du développement du stockage des données dans les Cloud, adaptent les modalités de perquisition d’un système informatique déjà prévues par l’article 57-1 du code de procédure pénale. En effet, les décisions citées par l’auteur sont toutes antérieures au revirement jurisprudentiel amorcé par le Conseil Constitutionnel à partir de 1999…

 Et que dire de l’argument développé à propos de l’article 13, qui conduit l’auteur à avancer que si cet article « était adopté, il poursuivrait une évolution du droit français vers les dérives autorisées par certains modes d’enquête aux Etats-Unis«  ? Il n’existe strictement aucun fondement pour justifier un tel commentaire dans la mesure où ce que les spécialistes baptisent « le coup d’achat«  (mécanisme que semble viser M. Aigrain) est justement prohibé de manière spécifique par l’article incriminé ! En effet, les officiers et agents de police judiciaire affectés dans des services spécialisés ne seront pas autorisés à inciter à la commission d’une infraction, dans le respect tant du droit au procès équitable que du principe de loyauté de la preuve – principe qui condamne expressément de telles incitations, appréhendées comme des « manœuvres de nature à déterminer les agissements délictueux«  selon les termes de la chambre criminelle de la Cour de Cassation qui datent du 5 mai 1999.

 On pourrait encore poursuivre longtemps, tant les erreurs autant factuelles que d’interprétation sont nombreuses. Pourtant ce n’est pas l’essentiel. Il vaut mieux s’attacher au cœur de l’argumentation de l’auteur, marquée au sceau d’un indéniable excès.

 A ses yeux, c’est la démarche même du gouvernement qui est contestable. Ainsi, à ses yeux, le texte mérite à double titre d’être rejeté. D’abord en raison de son inutilité, la menace étant « très limitée » , et s’apparentant même à un simple prétexte « pour faire passer des dispositions réclamées depuis longtemps par certains services de sécurité et de police » . Cette menace relèverait au final d’une mise en scène destinée à « sidérer »  le citoyen littéralement « pris en otage »  afin de le priver du « recul indispensable » pour analyser les dispositions contenues. Et ensuite parce que ces dernières « n’apportent pas de bénéfices réels d’efficacité de l’action publique pour la sécurité » .

 Concernant le premier argument, il est probable que la seule énumération des chiffres fournis par le ministre de l’Intérieur ne saura suffire à convaincre les sceptiques. Pourtant, ils soulignent la gravité du phénomène. Ainsi, entre 2008 et 2013, la DCRI a interpellé – au titre de sa seule activité judiciaire – 277 « islamistes » dont 121 ont été mis en examen et 80 écroués. De même, au moment de son audition devant la commission des Lois, le 22 juillet dernier, Bernard Cazeneuve indiquait qu’en « six mois, les effectifs des Français combattants en Syrie sont passés de 234 à 340, comprenant au moins 55 femmes et 7 mineurs ; le nombre des individus plus généralement impliqués dans les filières djihadistes, en incluant les personnes en transit, celles qui sont de retour en France (172) et les individus ayant manifesté des velléités de départ est passé de 567 à 883 sur la même période, soit une augmentation de 56 % ; parallèlement 33 ont été tuées dans des combats ou dans des attentats suicides » . Et le procureur de Paris, François Molins soulignait dans Libération, le 1er septembre dernier, que son parquet a été saisi depuis « deux ans de 942 cas, dont 329 font l’objet d’une enquête judiciaire. Ainsi, le contentieux syrien représente la moitié de l’activité du pôle antiterroriste » . C’est « exponentiel » ajoute-t-il en conclusion. Chacun peut choisir d’écarter ces éléments et d’en nier la réalité. Mais alors, que faut-il faire ? Attendre que la menace se concrétise en un attentat comparable à celui commis le 24 mai 2014 à Bruxelles, dont l’auteur présumé est un djihadiste ayant combattu dans les rangs de l’État islamique ? Mais même dans ce cas-là, je pressens qu’il y aurait des voix promptes à protester contre un texte voté après un tel événement au motif qu’il reposerait sur une exploitation de l’émotion causée par les éventuels crimes perpétrés ! Il serait donc à la fois plus simple et plus cohérent à Philippe Aigrain de développer une opposition de principe à toute législation antiterroriste. Il se pose ainsi dans le droit fil de Giorgio Agamben évoquant dans ses écrits les Etats-Unis après le 11 Septembre. Toutefois, dans le cas de la France, les mesures juridiques d’exception dénoncées par notre auteur relèvent du pur fantasme !

Quant au second argument, en toute logique, il est plus difficile d’illustrer concrètement le bénéfice que l’on espère d’une mesure proposée. Rappelons simplement que les évolutions du droit découlent de consultations de nombreux magistrats du parquet et de ceux du pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris. Soulignons aussi la compétence des services de police et de renseignement français unanimement respectés par leurs homologues étrangers, notamment parce qu’elle est le fruit d’une longue expérience acquise dans des circonstances difficiles au cours des trois dernières décennies. Insistons sur la pluralité des contrôles auxquels ils sont soumis (judiciaire, administratif, parlementaire). Convenons enfin que si nos adversaires s’adaptent en permanence en faisant évoluer les modalités de leurs interventions, à la fois pour se dissimuler, pour échapper à nos services de sécurité, et par conséquent à la justice, il semble logique, si nous voulons être efficaces, que nous adaptions nos propres outils. C’est ce que nous avons choisi de faire tout en préservant nos valeurs fondamentales et la primauté du droit.

La démocratie est à la fois forte et fragile. Forte de la vitalité inépuisable de ses principes et fragile face aux messages sans paroles que sont les attaques terroristes, puisque leur seul objectif est de démontrer, par tous les moyens et jusqu’aux plus abjects, la détermination implacable de leurs auteurs. Nous ne saurions donc les affronter avec une main liée derrière le dos.

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2 réponses à Faut-il affronter le terrorisme une main liée dans le dos ?

  1. JOP dit :

     » Le texte ne prodigue donc pas à ces derniers un moyen de renouer avec une quelconque forme de censure. A moins, bien sûr, de considérer que l’apologie du terrorisme ou la provocation à la commission d’actes de terrorisme relèvent de la sphère de l’opinion.  »

    De quoi d’autre relèverait-elle ?! Toute pensée est une opinion. M. Urvoas vous signez là, hélas, le signe du déclin du droit positif pour un retour au droit inquisitorial, reposant sur l’intention et la mise en accusation de la conscience des individus, et non sur des actes.

    La république célèbre la prise de la Bastille : qu’est-ce si ce n’est un assaut en règle d’une foule qui, dans la journée, fit massacrer des prisonniers s’étant rendus régulièrement ? Cette apologie est admise, comme d’innombrables violences du passé rentrées dans les livres d’histoire. Est-ce à dire que pour autant tous les admirateurs des révolutionnaires veulent guillotiner à tour de bras ? Que les admirateurs de Robespierre, dont on devrait s’inspirer du discours sur la censure, veulent couper des têtes ?

    Allons. Les mots ne sont pas les choses, ce que tout législateur et tout juge, autrefois, savait.

    Votre raisonnement, que je crois volontairement fallacieux, fait de vous un législateur qui s’arroge le droit de déterminer ce qui relève de l’opinion et ce qui ne pourrait pas jouir de ce titre, sans base aucune si ce n’est le droit du plus fort comme légitimité, le subjectivisme comme paradigme et le délit d’intention comme motif.

    Cette dérive, de toute façon inévitable depuis la loi dite Pleven qui a fait rentrer l’intention dans le droit français après en avoir été chassée à la révolution et sous Bonaparte, est éclatante avec cette novation juridique. Comme de juste, la censure étant dynamique, on adjoindrait, le temps aidant, d’autres opinions seront elles aussi « disqualifiées » et subitement privées de cette qualité et « logiquement » transférées dans le droit commun. Tout ira mieux dans le meilleur des mondes, les esprits non conformes seront devenus des délinquant de droit commun qui n’auront donc plus le mince réconfort d’être au moins jugés pour des délits considérés comme politique.

    Subjectivisme, la source de toute tyrannie. A parler de manichéisme, un doute surgit, car précisément, vous proposez avec ce projet de loi, la tyrannie de la vertu, la répression de ceux qui sont étrangers au Bien dont le législateur que vous êtes serait le priviligié inspiré.

    Ce que vous faites semblant d’oublier M. le député, c’est que la loi de 1881 déterminait ce qui tombait sous son autorité comme tout ce qui relevait de la presse. Et tel ou tel propos qui serait acceptable ou non, selon les humeurs du législateur du moment. C’était la garantie d’une stricte protection de l’expression publique, y compris violente.

    Il n’y a pas de différence de nature entre une menace de mort écrite et une menace d’action terroriste tout aussi écrite. Leur nature est identique. Mais simplement parce que le second froisse votre subjectivité, le voilà souverainement exclu du champ de la presse.

    Cette tentation était forte depuis longtemps, les propositions de loi se sont multipliées proposant des évolutions guidées par le même esprit. Nous y voilà, en attendant pire. L’expression publique tombant en droit commun au motif que telle ou telle opinion n’en est plus une, même si elle l’est pourtant. Heureuse époque où les agitateurs politiques, surtout violents, ne sont plus que des brigands comme les autres. Mais le but, c’est bien de les disqualifier moralement, de les exclure de l’humanité telle que redéfinie royalement par l’Etat.

    Les lois scélérates, on les a connu. Rien de nouveau au final.

  2. Ping : Nemmouche: des révélations qui tombent à pic

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